«La surveillance perpétuelle par des logiciels entraîne des abus»
Par Charles Delouche Bertolasi — 22 novembre 2020 à 19:31In Libération.fr
«La surveillance perpétuelle par des logiciels entraîne des abus» Photo Loïc Venance. AFP
Le droit à la déconnexion, prévu par le code du travail, «n’est pas une faveur de l’employeur», explique l’avocat Jonathan Elkaim.
Jonathan Elkaim est avocat spécialisé en vie privée et nouvelles technologies. Droit à la déconnexion, devoirs des employeurs et écueils à éviter : il détaille pour Libération les obligations du salarié et de l’entreprise à l’heure du télétravail.
Avec le confinement, le télétravail s’est imposé à de nombreux salariés français, qui ont parfois constaté la difficulté de maintenir une limite entre la vie professionnelle et la vie privée…
Le respect de la vie privée est fondamental dans le télétravail. Dans un arrêt de septembre 2017, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle notamment l’obligation de l’employeur de demander le consentement du salarié dans le cadre de la surveillance de ses communications électroniques. C’est dire si le droit à la vie privée est consacré. Cela ne veut pas dire que l’employeur ne peut pas consulter la boîte mail d’un salarié, mais ce dernier doit en être informé. Dans une affaire datant de 2017, une société avait installé un dispositif de surveillance pour collecter des données et savoir en temps réel ce que faisaient les salariés, via des webcams intégrées ou alors des caméras disposées dans les locaux de l’entreprise. La Commission nationale de l’informatique et des libertés avait invalidé le dispositif, considérant qu’il n’y avait aucune sécurité de ces données personnelles récoltées. Le juge va toujours chercher à savoir si ce qui est fait dans l’intérêt de l’entreprise n’empiète pas sur une liberté individuelle.
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En télétravail, l’employeur ne peut s’assurer que vous êtes concentré sur votre écran. D’où l’apparition de logiciels installés sur l’ordinateur qui contrôlent le temps de connexion, le moment où on se connecte à sa boîte mail et les échanges qu’on peut avoir avec les clients ou les membres du staff. Cette surveillance perpétuelle entraîne des abus. En 2018, un arrêt de la Cour de cassation a rappelé que l’utilisation d’un logiciel comptant le temps de travail sans consultation préalable du Comité social et économique (CSE) violait les principes de liberté individuelle du salarié.
Comment se manifeste le droit à la déconnexion ?
Lors du premier confinement, certains salariés se sont plaints d’un cadre de vie qui devenait astreignant et entraînait des dépressions ou des burn-out. L’article L2242-17 du code du travail impose le droit à la déconnexion. Ce n’est pas une faveur de l’employeur. Généralement, les entreprises doivent établir une charte pour permettre de déterminer les conditions qui permettent de mettre en place ce droit, qui fait partie des sujets à aborder dans la négociation annuelle obligatoire. Si l’employeur refuse le droit à la déconnexion, il commet un abus. Toute la difficulté sera de le prouver. Le CSE est là pour assurer la sécurité des salariés. Il peut déclencher un droit d’alerte et saisir l’employeur.
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Des abus sont-ils possibles alors que le télétravail est codifié ?
Dans le contexte sanitaire actuel, qui entraîne de nombreuses suppressions de postes, des salariés peuvent se retrouver avec une charge de travail plus importante qu’à la normale. Or, en télétravail, le salarié doit effectuer le même temps de travail que celui effectué en entreprise. Il doit être joignable aux mêmes heures et respecter ses temps de pause. L’employeur ne doit pas le contacter en dehors de ses heures de travail. Y compris lors des congés payés, les jours de RTT, les week-ends ou les soirées. Cela vaut pour tous les salariés, qu’ils soient en télétravail ou non.
Comment expliquer la réticence de certains employeurs à pratiquer le télétravail ?
Aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques, le télétravail n’est pas nouveau. En France, il a été institué il y a plus de trois ans mais on a attendu le confinement et la crise sanitaire actuelle pour se rendre compte de ses bienfaits ou méfaits. Notre société est très ancrée dans ses traditions. Toute nouvelle évolution, qu’elle soit numérique ou qu’elle vise à développer de nouveaux moyens de travail, est toujours mal vue par les employeurs. Et la présence reste chez nous essentielle. On a encore tendance à considérer que si le salarié n’est pas sur son lieu de travail, c’est qu’il ne travaille pas, ce qui est une erreur monumentale.