Article 24, attention v’là les hics
Par Alain Auffray et Lilian Alemagna — 27 novembre 2020 à 20:51 in Libération.fr
Les vidéos de violences policières et la manifestation de ce samedi à Paris fragilisent l’article 24 de la loi aux relents sécuritaires, mais aussi le ministre de l’Intérieur, de plus en plus contesté au sein même de la majorité.
Une opinion révoltée par de sidérantes images de violences policières, une opposition vent debout, une majorité au bord de la rupture, un exécutif incohérent et de nouvelles manifestations à haut risque ce samedi à Paris et dans plusieurs villes de France. Depuis les gilets jaunes et la réforme des retraites, le climat politique français n’avait pas été aussi tendu. Vendredi après-midi, les quatre policiers impliqués dans le passage à tabac d’un producteur de musique, Michel Z., ont été placés en garde à vue pour «violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique» et pour des faits de «racisme». La veille, le ministre de l’Intérieur avait assuré être prêt à les révoquer «dès que les faits seront établis par la justice». Fait rare, même des sportifs français stars comme Antoine Griezmann, Kylian Mbappé ou Rudy Gobert sont montés au créneau sur les réseaux sociaux, où ils comptent des millions d’abonnés.
EDITORIALLe pouvoir se retrouve dans une nasse qui devrait l’amener à renoncer
Mais cette célérité gouvernementale à dénoncer cette agression, révélée par une vidéo de Loopsider vue plus de 12 millions de fois en moins de vingt-quatre heures, n’aura pas éteint l’incendie qui consume la majorité depuis deux semaines : le feu a pris à l’Assemblée nationale sur une proposition de loi LREM dite «sécurité globale» dont un article (le 24) pourrait, selon ses opposants, contraindre les médias à flouter les visages des policiers ou à les empêcher de filmer et de diffuser des images de violences policières. Exactement ce qui a permis à Michel Z. d’être considéré par la police comme une victime et non l’agresseur présumé de quatre agents. Exactement ce qui a permis de rendre compte des violences d’autres policiers, lundi soir, place de la République à Paris, à l’encontre de réfugiés et de journalistes.
Bienvenue chez Ubu
Loin de s’apaiser, la situation politique a, au contraire, pris des allures de grande pagaille au sommet de l’Etat vendredi : après avoir déjà «amendé» à l’Assemblée ce très controversé article 24, Matignon et Beauvau, mis sous pression par ces images de violences policières, ont annoncé jeudi soir la création d’une «commission indépendante» composée de magistrats et «personnalités indépendantes» pour s’entendre sur une nouvelle formulation. Une proposition faite par Darmanin à Castex. Mais devant la bronca de sa majorité parlementaire, ce dernier a convenu vendredi après-midi dans un courrier au président de l’Assemblée, Richard Ferrand, qu’«il n’entrera pas dans le périmètre de cette commission le soin de proposer une réécriture d’une disposition législative». La veille, elle devait «proposer […] une nouvelle écriture». Bienvenue chez Ubu.
Muet sur le sujet depuis le début de la semaine, Emmanuel Macron a déclaré vendredi soir sur sa page Facebook que «ces images nous font honte» : «Ceux qui font appliquer la loi doivent respecter la loi. […] Le respect des valeurs de la République et la déontologie doivent être au cœur de l’engagement de toutes nos forces de l’ordre.» Il a demandé au gouvernement de «faire des propositions» pour «lutter contre les discriminations». Pour le chef de l’Etat, la crise provoquée par les violences policières est potentiellement dévastatrice. Relayées dans le monde entier, ces images sont du plus mauvais effet pour un président qui souhaitait en arrivant à l’Elysée s’opposer aux «tentations illibérales» qui menacent de nombreuses démocraties, y compris au sein de l’Union européenne. Souvent visés, les dirigeants hongrois ou polonais auront sans doute noté avec intérêt le procès en «dérive liberticide» qui est fait aujourd’hui à Macron… Plus grave encore pour le chef de l’Etat : la mobilisation contre les violences policières et les controverses sur le texte «sécurité globale» fragilisent son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin et, avec lui, son entreprise de siphonnage de la droite dans la perspective de 2022.
«Il pousse le bouchon»
Après les avoir pourtant soutenus sans relâche durant la crise des gilets jaunes, son prédécesseur à Beauvau, Christophe Castaner, s’était mis à dos les policiers pour avoir prôné la «tolérance zéro»contre le racisme dans la police et la suppression de la technique d’interpellation dite «d’étranglement». Darmanin, admirateur déclaré de Sarkozy, devait rassurer les fonctionnaires et montrer aux électeurs de LR que Macron ne négligeait plus le régalien. «Le problème de cette séquence, c’est l’acharnement de Darmanin. Il pousse le bouchon un peu trop loin, comme dirait l’autre… fait remarquer un de ses voisins au Conseil des ministres. Il a trop fait de promesses aux syndicats de police.» «Darmanin a dit deux conneries : qu’il souhaitait le floutage des policiers et que les journalistes devaient s’accréditer pour couvrir une manifestation. C’est lui qui nous met dedans, peste un haut dirigeant de la majorité. On paie plus ces deux déclarations que le contenu de l’article 24 lui-même.» Un membre de l’exécutif abonde : «Quand vous faites une connerie et que vous répétez « je ne bougerai jamais », alors après c’est le toboggan.» Mais, pour l’instant, Matignon ne compte pas retirer cet article 24. «C’est au Parlement de décider de ce qu’il en fait»,dit un ministre.
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En s’affichant avec insistance en indéfectible protecteur de ses hommes, Darmanin a-t-il favorisé les bavures et le sentiment d’impunité de leurs auteurs ? Jusque dans la majorité, certains le pensent. Et font part de cette inquiétude au chef de l’Etat. Dans le tumulte des derniers jours, les macronistes issus de la gauche tentent d’ailleurs de se faire entendre. Ils ont accueilli avec soulagement les déclarations d’Eric Dupond-Moretti, qui s’est dit «scandalisé». Plus véhémente encore, la ministre déléguée à l’Egalité, Elisabeth Moreno, a dénoncé vendredi des images qui «déshonorent notre République», demandant que «les policiers qui tabassent» soient «ardemment» condamnés, comme doivent l’être «les personnes qui caillassent les pompiers ou les policiers». Un changement sémantique notable au sein du gouvernement.